samedi 2 mars 2019

LE TEMPS du 2 mars 2019 Interview de Sophie Swaton

Sophie Swaton: «La planète arrive à un point de rupture»
Difficile de donner tort à ceux qui nous prédisent «l’effondrement globalisé», selon la philosophe et économiste à l’Université de Lausanne. Plusieurs limites de notre planète ont été dépassées et la situation en Suisse pourrait se détériorer ces prochaines années déjà. Comment cohabiter avec cette ambiance de déclin?
Manifestations citoyennes. Rapports alarmistes. Initiatives privées ou publiques. Déclics personnels. Ces derniers mois, le sentiment d’urgence face au réchauffement climatique s’intensifie. Le 15 mars prochain, une manifestation est d’ailleurs prévue en Suisse comme dans le reste du monde pour appeler à une prise de conscience générale sur cette problématique.

Mais, à en croire certains, le climat ne serait qu’un problème parmi d’autres. En France notamment, le discours des «collapsologues», apôtres d’un chaos imminent, a toujours plus d’écho. Troisième guerre mondiale, déforestation, pic pétrolier, crises migratoires, assèchement des terres… Selon eux, «l’effondrement général» de notre civilisation devrait survenir d’ici à 2025 et transformer radicalement l’Europe (et la Suisse).
Sophie Swaton, philosophe devenue économiste, maître d’enseignement à l’Université de Lausanne, connaît bien ce courant de la collapsologie, «très à la mode». Et, aussi dramatique soit-il, elle a de la peine à lui donner tort.
Le Temps: Est-ce que l’état de la planète est aussi angoissant que le prétendent les plus sombres prédicateurs de «l’effondrement»?
Sophie Swaton: C’est bien sûr commode de croire à un complot de bobos-écolos-communistes-socialistes. Mais les faits sont têtus.
Regardez les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les rapports sur la biodiversité, le réchauffement des océans, l’évolution du nombre de poissons, la déforestation… Quand on se penche sur ces graphiques, il est impossible de nier que la planète en arrive à un point de saturation, de rupture. Les «collapsologues» parlent «d’effondrement», mais l’idée est la même. Pour éviter cela, l’heure est aux décisions radicales.
La Suisse va-t-elle vraiment manquer d’eau potable et d’électricité d’ici à 2025 ou 2030? N’est-ce pas exagéré?
La Suisse sera bien évidemment moins frappée que d’autres régions du monde. Mais, si l’on continue sur la lancée actuelle, je pense raisonnable d’affirmer qu’on devra, ici aussi, composer avec des problèmes d’approvisionnement en nourriture. Selon les régions du pays, il y aura de fortes canicules l’été, à près de 50 degrés. Il y aura une importante pression sur les coûts de la santé car elle se dégradera dans toutes les strates de la population. Il y aura davantage de fonte de glaciers et des pans entiers de notre économie auront disparu. Et surtout, il faudra faire face à une forte pression migratoire pour accueillir des réfugiés climatiques en abondance.
Que répondre à ceux qui affirment que les nouvelles technologies apporteront, comme elles l’ont toujours fait dans notre histoire, les bonnes solutions?
Il faut regarder ce qui se passe avec le pétrole. Celui que l’on utilise aujourd’hui n’est plus du brut conventionnel car il est récupéré grâce à la fracturation hydraulique. Ces nouvelles technologies sont techniquement géniales mais aussi très gourmandes en énergie. A l’époque, il fallait l’énergie d’un baril pour en extraire cent. Aujourd’hui, avec l’énergie d’un baril, on n’en extrait plus que quinze. Et d’ici à vingt ans, il faudra trouver une nouvelle alternative au pétrole non conventionnel car il n’y en aura plus. La question, mathématique, est très simple: on dépense toujours davantage d’énergie pour en trouver toujours moins. Le concept du EROI (retour sur investissement énergétique) va nous forcer à revoir notre manière de consommer. La croissance mondiale, qui dépend à 80% des énergies fossiles, est structurée sur l’imaginaire que nos réserves sont inépuisables. C’est bien sûr faux. La question cruciale est donc: comment réallouer les ressources énergétiques qui nous restent pour effectuer cette transition? Car si l’on ne mise que sur les technologies en conservant le même modèle, les ressources vont fatalement s’épuiser.
Le nucléaire, le charbon, le photovoltaïque, l’éolien, le gaz… Tout cela peut remplacer le pétrole!
Bien sûr, mais l’exemple que je donne avec le pétrole est le même pour toutes ces énergies. Que deviennent les déchets radioactifs utilisés dans les centrales nucléaires? Comment gérer l’impact du charbon sur le climat? Et d’où proviennent les métaux semi-précieux que l’on utilise pour les panneaux photovoltaïques? Il y aura toujours un impact sur l’environnement. Il faut arrêter de séparer les problématiques énergétiques, économiques et écologiques. Ces trois domaines sont intimement liés. Ce d’autant que d’autres ressources sont menacées. L’eau, que l’on consomme notamment pour produire du coton ou des céréales, pourrait manquer d’ici au milieu du siècle. Idem pour le sable.
Selon vous, quels sont les problèmes les plus critiques?
La déforestation en Amazonie ou en Asie me fait extrêmement peur. Comme la perte de la biodiversité et l’acidification des océans. Mais le plus inquiétant concerne l’explosion démographique. On va passer à 9 milliards d’individus en 2050, c’est beaucoup trop.
Vous avez combien d’enfants?
Trois. Oui, je sais que c’est trop. J’ai eu un déclic tardif. De toute façon, j’ai horreur de cette approche qui consiste à culpabiliser les gens. Nous devons aussi apprendre à vivre avec nos propres contradictions tout en les remettant en question.
Comment la philosophe que vous êtes éduque ses enfants dans ce contexte?
C’est une question que je me pose tous les jours. C’est difficile d’arbitrer entre notre rôle de parents qui est de rassurer et d’être positif… tout en leur disant la vérité sur ce qu’il se passe. Je ressens une double culpabilité: d’abord de leur laisser une planète en si mauvais état et ensuite de leur voler une part de leur insouciance. C’est difficile aussi d’expliquer que l’on refuse à notre adolescent un voyage de classe en Italie à cause de l’avion. Mais je crois qu’il est capital de leur faire comprendre que le monde que nous connaissons aujourd’hui ne sera plus le même demain.
Et comment réagissent vos étudiants lorsque vous leur décrivez cette situation?
Ils sont atterrés. Certains, déprimés. Ils me demandent pourquoi ils ne le réalisent que maintenant. Ma réponse: les médias comme les rapports officiels tentent toujours de présenter le bon côté de la médaille pour éviter d’être taxés de cassandres. Il y a eu dans les années passées un gros problème dans l’information, dans la vulgarisation et donc dans l’action.
Est-ce que cette façon dramatique de présenter la situation est nécessaire pour générer le déclic entraînant les «décisions radicales» citées plus haut?
Les chercheurs se demandent depuis un moment comment faire pour donner la pleine mesure de ce désastre qui s’annonce. Le cerveau de l’homo sapiens est ainsi fait que, tant que l’on ne voit pas le danger en face, on ne réagit pas. Donc, ma réponse est oui. Et c’est d’ailleurs – si l’on peut dire – les bons côtés des drames climatiques de ces derniers temps: plus personne ne peut nier le problème. Les gens le sentent dans leur corps. Ce mois de février particulièrement chaud laisse par exemple un sentiment de malaise chez beaucoup d’entre nous.
Un constat comme celui-ci ne peut qu’entraîner de profondes angoisses… Comment vivre avec?
Il ne faut pas que ça soit un tabou. Je crois qu’il faut en parler autour de nous sans culpabiliser les gens. Mais je vois monter par exemple ces «conversations carbones», des groupes de personnes qui dialoguent sur cette thématique ensemble, ce qui permet d’atténuer le choc de cette prise de conscience. Il faut aussi s’interroger chacun de son côté, sur son alimentation, sa consommation d’énergie, sa mobilité, son habillement… A-t-on vraiment besoin de cette voiture, de cette perceuse électrique et de tous ces nouveaux vêtements? Ou préfère-t-on que nos enfants vivent bien?
Quelles sont les solutions? Faut-il agir seul dans son coin?
Rester seul, c’est trop dur. Notre société ne mise que sur l’individu et l’on a perdu le sentiment du clan, de la famille. C’est une erreur. Sans tomber dans les communautés babas cool des années 1960, demandons-nous comment renouer avec nos voisins, concevoir des réseaux de coopération. Ce sera le grand débat du XXIe siècle: comment réimaginer vivre ensemble avec un stock limité de ressources. En termes de consommation, il faut miser sur les circuits courts, se réapproprier la chaîne de production des aliments. Je suis d’ailleurs contre le caillassage des bouchers; s’ils traitent bien les animaux c’est justement sur eux que l’on doit compter pour manger encore un peu de viande demain.
Que vous inspirent les manifestations de ce début 2019?
Les jeunes réalisent mieux le problème que nous. Même si les week-ends à Barcelone avec EasyJet restent un modèle. En même temps, il y a énormément d’initiatives que l’on ne taxe plus de renouveau de 1968, des documentaires comme Demain n’ont jamais eu autant de succès… Je sens monter un mouvement citoyen, un vrai ras-le-bol des gens. Ce sont des bons signes. Les codes changent. Dans toutes les professions, le climat devient une thématique. Certains avocats défendent désormais l’environnement, des médecins cherchent comment soigner la Terre… Tous les métiers repensent actuellement leur rapport à l’écologie. Ça m’inspire de l’espoir. Nous devrons bien sûr changer, mais nous avons une mince fenêtre de tir pour transiter intelligemment et éviter une terrible catastrophe.
Quelle pourrait être la traduction politique de ces mouvements?
C’est une vraie question, car il ne faut pas tomber dans le «fascisme vert» qui porterait atteinte à nos libertés fondamentales. Je pense qu’il ne faut pas seulement interdire, mais imaginer des taxes, évolutives selon les portefeuilles. Car ce sont les plus riches – j’en fais partie – qui consomment le plus. En revanche, il faut faire très attention à ne pas pénaliser les classes plus modestes, car, sinon, on aboutit à la crise des «gilets jaunes» en France. En Suisse, le signal politique est encore inexistant. Regardez l’échec de la taxe carbone au parlement…
Certains affirment que cette quête perpétuelle de la croissance et du «toujours plus» est un moyen d’oublier notre angoisse existentielle de la mort. De fait, trouver une alternative à ce modèle sera très difficile. Qu’en dites-vous?
C’est tout à fait juste. Le «toujours plus» répond à notre peur de ce monde fini. Les études l’illustrent bien: les personnes les plus attachées aux biens matériels, qui accumulent les produits de luxe, sont celles qui souffrent le plus de l’angoisse de la mort. Ceux qui vivent sereinement l’idée de leur propre disparition (qu’ils soient croyants ou non) ont beaucoup moins d’attaches aux biens matériels. Ils ont une vision différente du capital.
Pourquoi?
Prenons un peu de recul. Grossièrement résumé, selon Aristote, «l’art d’acquérir» doit être au service «de la vie bonne et du bonheur humain». Et la vie doit, elle, être dédiée à la discussion, à l’agora, à la démocratie, à l’apprentissage de la mort. Cette conception durera jusqu’au XVIIe siècle. Avec la découverte des continents et l’accès aux ressources, on entre alors dans une autre conception de la richesse: ce n’est plus voter ou délibérer mais accumuler. Cela coïncide avec le moment où l’on commence à mesurer l’impact de l’activité humaine sur la nature. Dans la foulée, avec notamment Descartes, on prône la domination de la nature par l’homme. On cherche moins à comprendre le monde qu’à le posséder. Cette conception du monde infini est toujours enseignée aujourd’hui.

Votre récent livre défend l’idée d’un revenu de transition écologique. Quel est son fonctionnement?
Ma thèse de doctorat concernait le revenu de base inconditionnel. Je défendais alors un modèle de croissance et d’emploi sans tenir compte de la donne environnementale. Le revenu de transition écologique que j’ai imaginé fonctionne différemment et conditionne l’obtention d’un revenu à trois choses: entreprendre une activité reconnue comme écologique et sociale par une liste de parties prenantes (associations, entreprises, politiciens, etc.), accompagner cette activité par de la formation et adhérer à une structure démocratique pour faire transpirer les connaissances acquises. Concrètement: dans son travail quotidien, un maçon n’a pas les moyens ou le temps d’imaginer d’autres façons plus durables de faire son travail. Avec ce revenu, il pourrait prendre dix-huit mois pour faire sa transition.
Et qui paierait ce revenu?
C’est comme une entreprise, il faut un capital de départ. J’imagine un fonds privé/public qui permettrait de lancer cette organisation. Vu la situation qui nous attend, ces emplois seront logiquement incontournables dans cinq ans. Ils devraient donc être rentables et permettre… de nourrir le fonds de départ. Nous devrons véritablement compter sur ces métiers pour survivre en 2025. Mais ces connaissances ne sont pas forcément nouvelles. Certains savoirs de nos grands-parents, par exemple, reviendront d’actualité.